En chantant « My ability » – version alternative de son hit « Masculinity », devenu l’hymne des hommes trans aux États-Unis – sur la monumentale scène des Jeux paralympiques de Paris 2024, il a subjugué le monde entier. Lucky Love, alias Luc Bruyère, 31 ans, acteur, chanteur, danseur, mannequin et artiste de cabaret, né sans bras gauche, est aussi dans la vie un homme qui séduit. Sourire immense et malicieusement enfantin, regard tendre et moustache à la Freddie Mercury, il prend le temps de se livrer à quelques confidences (sa petite maison à Montmartre, son amoureux plus jeune que lui) avant l’interview.
L’éclosion d’un artiste qui nous remplit de love et d’émotion.
Celui qui a été danseur, puis créature travestie au cabaret de Madame Arthur, avant de jouer aux côtés de Joey Starr dans « Elephant Man » au théâtre et dans quelques films, s’apprête à sortir un brillant premier album électro-pop enregistré à Los Angeles et à partir en tournée à Istanbul, Prague, Madrid, Milan ou encore Berlin. L’éclosion d’un artiste qui nous remplit de love et d’émotion.
ELLE. - Avez-vous senti que votre vie basculait sur cette scène des Jeux paralympiques ?
Lucky Love. Pour être honnête, je ne me suis pas posé la question. J’étais trop heureux d’être célébré dans mon propre pays. J’ai vécu ce plateau comme un moment de partage. Les danseurs étaient incroyables. Une scène de 70 mètres de large, l’obélisque au milieu, les 65 000 personnes autour et les caméras, c’est vertigineux. En m’entourant, les spectateurs m’ont offert quelque chose de très humain qui m’a enlevé toute pression. Je viens du monde de la danse, la grâce est ma plus grande quête. Là, j’ai senti qu’on entrait dans un moment de grâce. L’important pour moi, c’était de ne pas le vivre seul.
ELLE. - Diriez-vous que vous êtes un artiste politique ?
L.L. Politique peut-être, mais pas politisé. Je suis plutôt un artiste humain.Je suis allé jouer dans des pays comme la Roumanie ou la Lettonie, je ne connaissais rien à leur culture. Et pourtant, pendant une heure et demie de concert, on avait tout en commun. La musique a ce pouvoir de ramener à l’essentiel. Je suis un artiste ou un homme, pas une cause. Même si mon corps sur scène contient malgré moi une dramaturgie.
ELLE. - Quand vous en êtes-vous rendu compte ?
L.L. Au cours Florent, dans une classe libre. Un prof nous avait demandé de monter sur scène face à un public qui ne nous connaissait pas et de rester debout sans rien dire. Ensuite, il demandait aux gens à quoi ils avaient pensé. Dans mon cas, chacun avait une histoire différente à se raconter.
ELLE. - Qu’en avez-vous pensé ?
L.L. Ça m’a fait beaucoup de bien d’apprendre que la réaction des gens face à mon corps ne m’appartenait pas et que je n’en étais pas responsable.
La formation de l’acteur, c’est la plus grande des thérapies
Mon corps, c’est moi. Je ne peux pas être autre chose que moi-même. Mais ce n’est pas pour autant que je vais exposer ce bras ou ce corps. La formation de l’acteur, c’est la plus grande des thérapies. Quand on emprunte la peau d’un personnage, on découvre très vite ce que l’on a de commun avec lui, et de différent. Grâce à ça, j’ai appris à me connaître. Et à me rendre compte que c’est la société qui m’avait incité à croire que mon bras était un problème. J’avais fini par l’admettre. Comme je suis né sans bras, je ne connais pas le traumatisme ni le handicap. Gamin, quand j’étais face à un obstacle, je devais l’intellectualiser. Mon corps a été formé comme un soldat dès le plus jeune âge et, très rapidement, il s’est mis à compenser tout seul.
ELLE. - Pouvez-vous nous donner un exemple ?
L.L. M’attacher les cheveux a été un défi. L’été, ils me tenaient chaud, mais je ne pouvais rien y faire. En faisant confiance à mon corps, j’ai fini par réussir.
ELLE. - Vous avez été danseur…
L.L. Cela m’a tout appris. J’ai pratiqué la danse classique à un niveau professionnel dans un Centre chorégraphique national. Je devais me plier aux codes du ballet. Le ballet, pour un danseur, c’est le soutien de la danseuse, c’est ainsi qu’il la magnifie. Je me demandais comment j’allais faire pour réussir ces figures du classique. J’ai eu beaucoup de chance car j’ai rencontré Carolyn Carlson. Plutôt que de voir dans mes gestes des ratés de ballet, elle y a vu des figures contemporaines.
ELLE. - Comment s’est déroulée votre enfance ?
L.L. Je suis né à Roubaix, dans une famille atypique. Mon père est directeur commercial international, mais je n’ai pas grandi avec lui, je ne l’ai vraiment découvert qu’à 19 ans. Ma mère est une femme incroyable, d’origine kabyle d’Algérie, hypersensible et bipolaire. Elle a été diagnostiquée très tard. Souvent dans ces cas-là, la relation parent-enfant s’inverse. Avec ma mère et ma sœur, on formait une équipe. Nous avons une relation fusionnelle magnifique.
ELLE. - Pour vous, il était évident que vous étiez artiste ?
L.L. Oui. Je me suis battu pour ça. Je me suis fait virer de cinq lycées. Ma mère voulait que je reçoive une éducation catholique. Pour le collège, je suis allé chez les jésuites puis chez les Dominicains.
La religion a été mon premier contact avec l’art
C’était un besoin d’intégration, un héritage de mes grands-parents immigrés. La religion a été mon premier contact avec l’art. J’étais fasciné par les couleurs des vitraux. En grandissant, j’ai voulu intégrer Saint-Luc Tournai, en Belgique, une école d’art fantastique. J’y ai rencontré Roméo Elvis. Ça a été une deuxième naissance. J’ai préparé un diplôme de plasticien. C’était la première fois que je ne subissais pas de harcèlement, ni pour mon homosexualité ni pour mon bras.
ELLE. - Avant, c’était permanent ?
L.L. [Il sourit.] Je souris parce que j’ai beaucoup de compassion pour le gamin que j’étais. Je me faisais harceler tous les jours et pour me faire oublier, j’avais trouvé la parade : j’étais l’intello qui bouquine dans son coin. J’ai commencé par « Love Story », je l’ai lu cinq fois. Je vivais dans ce livre. La cour de récré n’existait plus, j’étais plongé dans cette histoire d’amour.
Dès qu’on est visuellement différent, on devient le miroir des insécurités des autres
ELLE. - Vous étiez beau et solaire, les autres gamins n’y étaient pas sensibles ?
L.L. Non, dès qu’on est visuellement différent, on devient le miroir des insécurités des autres. C’est pour ça que les personnes trans souffrent autant et que je me sens si proche d’elles. J’ai l’impression que ce sont les seules capables de comprendre ce que j’ai traversé. Et pourtant, on n’a pas du tout vécu la même chose. Mais il y a ce point commun : être le réceptacle d’une névrose générale.
© Dorian Prost
ELLE. - Enfant, vous étiez triste ?
L.L. Non, joyeux. J’ai très vite développé mon imaginaire. À la maternelle, je me chantais des comptines que j’inventais au fur et à mesure. Pour me rassurer, j’invoquais ma mère et ma sœur, mes seules amies. J’ai eu une enfance angoissée, mais pas triste. Parfois il y a eu de la violence physique, mais ma maman, très protectrice, a vite mis le holà.
ELLE. - La musique était-elle un refuge ?
L.L. Oui, surtout pendant les cours de danse classique, où les gamins sont mis en compétition. Dès que la musique se lançait, on devenait tous égaux. C’était le moment de non-violence. La musique est revenue m’aider à l’adolescence, quand j’ai découvert que j’étais homosexuel. Enfin, ce que je croyais être. La société m’ayant fait comprendre que j’étais trop féminin et donc pédé, je ne me suis même pas posé la question. J’aimais bien les garçons. Ce n’est qu’à 27 ans que j’ai découvert que j’aimais aussi les femmes. La musique m’a aidé à l’époque, car je découvrais Bronski Beat ou Lady Gaga. Celle-ci a surgi avec toutes ses chansons qui nous célébraient, qui nous disaient qu’il ne fallait pas s’inquiéter, que nous étions aimés. C’est ça, pour moi, le pouvoir de la pop musique. J’adore qu’elle donne une maison aux « homeless» du sentiment.
ELLE. - Même si ça peut être aussi un milieu violent…
L.L. Oui, mais j’ai l’habitude de la violence, et c’est une violence qui apporte tellement d’amour.
ELLE. - Avez-vous un côté sacrificiel comme Jésus ?
L.L. Je ne sais pas, mais je sais qu’il y a une vérité dans le pacte que j’ai signé. Dès lors que l’on consacre son existence à se montrer vulnérable, tout nu face au monde, quelque chose est scellé. Je ne sais pas si c’est avec le diable ou avec Dieu. Il y a forcément un revers de la médaille. Quatre mille personnes scandant votre nom, c’est joliment violent, mais c’est violent.
ELLE. - Pourquoi avez-vous voulu être une pop star ?
L.L. J’ignore si je tiens à en être une, néanmoins j’adore l’universalité que permet ce rôle. La pop culture, qui transcende le quotidien, est pour moi ce qu’il y a de plus honnête. Un artiste n’est un artiste que s’il devient témoin de son époque. Lady Gaga est quelqu’un qui a rendu la Terre meilleure pour beaucoup de gens.
ELLE. - Avez-vous été impressionné par l’écho international de « Masculinity » aux États-Unis, en Iran, en Ukraine ?
L.L. J’ai été enchanté que ce morceau devienne un hymne pour les personnes trans aux États-Unis. C’était d’abord une trend TikTok où des hommes montraient leur transition sur ma musique. Puis c’est devenu leur hymne pendant la Pride. La chanson est arrivée en Ukraine et en Iran grâce à des personnes amputées pendant la guerre. J’ai trouvé ça magnifique parce que ce sont des groupes que rien ne rassemble. On ne réunirait jamais des soldats Iraniens ou Ukrainiens et des hommes trans Américains dans une même pièce.
Un soldat Iranien amputé des deux jambes m’a confié que « Masculinity » lui avait permis de se réapproprier son corps
Jamais ces communautés n’imagineraient avoir des choses en commun. Et pourtant je reçois de leur part des messages similaires. Un soldat Iranien amputé des deux jambes m’a confié que « Masculinity » lui avait permis de se réapproprier son corps. Il avait vu des images de moi sur scène partagées par Lana Del Rey. Trois semaines avant, j’avais reçu un message d’un garçon prénommé Steven, originaire du Kansas. Il m’a écrit : « Grâce à ta chanson, j’ai pu faire mon coming out et prendre mon premier rendez-vous avec un endocrinologue. »
ELLE. - Votre album électro-pop est très ancré dans le présent, mais on sent une nostalgie en arrière-plan…
L.L. J’ai toujours eu une nostalgie du monde d’avant le sida. Ce n’est pas spécialement lié au fait que je sois séropositif, mais je regrette l’insouciance qui régnait ces années-là. Cela peut sembler étrange, mais j’aurais aussi aimé faire l’expérience de l’interdiction de l’homosexualité pour comprendre d’où vient cette peur que j’ai reçue en héritage. Et puis j’ai le sentiment que, dans les années 1980, la communauté queer existait vraiment.
ELLE. Selon vous, elle n’existe plus ?
L.L. On déploie tout un vocabulaire inclusif, ce qui est nécessaire car il légitime l’existence de certaines personnes. Ça divise aussi beaucoup. Or, le but ultime c’est de vivre ensemble. Et pour en revenir à la nostalgie, j’ai celle de l’âge d’or des années 1970-1980. D’ailleurs mes idoles, comme Patti Smith ou Robert Mapplethorpe, viennent de là. Si je n’avais pas lu le passage de « Just Kids », où Patti Smith raconte qu’elle prend sa valise, qu’elle y jette un livre et ses rêves et qu’elle se rend à New York sans un sou en poche, je n’aurais pas eu envie d’aller découvrir le monde. « I don’t care if it burns » (Belem Music), sortie le 15 Novembre.
En concert le 21 novembre à La Gaité Lyrique, Paris-3e et les 24 et 25 mars 2025 à La Cigale, Paris-18e.